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PTAHHOTEP et les maîtres de sagesse de l'Égypte pharaonique

PTAHHOTEP
et les maîtres de sagesse de l'Égypte pharaonique
« Ceux qui dirigent ne peuvent marcher à l'envers ! » (Enseignement de Ptahhotep)


La littérature sapientiale apparaît en Égypte dès le III' millénaire av. J. C sous la forme d'« enseignements » d'un père à son fils. Il s'agit d'apprendre à vivre en conformité avec la notion fondamentale de l'existence en Égypte ancienne : la Maât. Représentée comme une déesse, fille du dieu solaire Rê sous la forme d'une femme assise surmontée d'une plume d'autruche ou la tenant dans sa main, on traduit en général son nom par « Vérité-Justice ». En fait cette notion recouvre la perfection de l'ordre originel de la création du monde par le dieu démiurge, ordre universel que le roi est en charge de maintenir en garantissant la permanence de l'action divine à travers le culte. Elle recouvre aussi l'ordre politique et social qui ne peuvent exister sans une morale du comportement individuel des sujets. En effet cet équilibre uni­versel est l'objet d'une remise en cause constante de la part des forces qui visent au retour du chaos originel de l'anté-création. Ce drame cosmique quotidien est illustré par les mythes qui font référence au combat nocturne du soleil pour renaître au jour, exprimant la victoire toujours recommencée de la Maât sur le chaos.

Apprendre à vivre selon la Maât

L'originalité de la pensée égyptienne au III' millénaire av. J. C. est de concevoir la vie conforme à la Maât comme objet d'apprentissage, fondé sur l'expérience de grands ancêtres, et non comme une loi divine révélée. C'est ainsi que le premier à dicter son « enseignement », selon la tradition, est le célèbre Imhotep (env. 2660 av. J. C.), l'inventeur de l'architecture monumentale en pierre, le constructeur de la pyramide à degrés du roi Djéser (III' dynastie) à Saqqarah. Son « enseignement » nous est inconnu, mais la tradition égyptienne y fait allu­sion tout au long de la période pharaonique. Autre rédacteur de « sagesse », dont des passages fragmentaires sont connus par des copies postérieures, Hordjedef, fils de Chéops (env. 2500). C'est en effet aux grands personnages de l'entourage royal que l'on demande de transmettre leur expérience à cette époque. Deux autres textes nous sont connus à la même période, l'Enseigne­ment de Ptahhotep (env. 2400) et celui rédigé pour Kagemni, sans doute légèrement postérieur, bien que les copies conservées le situent sous le règne du célèbre roi Snéfrou, fondateur de la IV' dynastie.

L'Enseignement de Ptahhotep

L'Enseignement de Ptahhotep se présente comme un texte complet, connu par des copies postérieures. La plus complète est celle du Papyrus Prisse (Paris, Bibl. nat. de France) qui date de la XII" dynastie (env. 1990-1785 av. J. C.). Il illustre parfaitement la mentalité des maîtres de sagesse de l'Égypte du III' millénaire av. J. C. Dans l'introduction, Ptahhotep demande l'aval du roi pour transmettre à son fils « les paroles de ceux qui jadis ont écouté les conseils des ancêtres qui obéirent aux dieux». Dans sa réponse, le souverain exhorte Ptahhotep à faire de son fils un « modèle pour les enfants des grands », c'est-à-dire des futurs hauts dignitaires du royaume. Cet « enseignement » « sera utile à qui écoutera, mais chose nuisible à qui transgressera ». D'emblée il se donne pour but de « suivre la Maât » et d'« être exempt de mensonge ». Mais accéder à une vie conforme à la Maât suppose une certaine disposition d'esprit. La qualité fondamentale est l'aptitude à écouter, considérée comme fondatrice de l'harmonie sociale nécessaire. L'œuvre se conclut par un véritable éloge de la capacité d'écoute. Celle-ci doit déboucher sur une attention constante à l'autre, si humble soit-il : « N'emplis pas ton cœur du fait que tu es savant; discute avec l'ignorant de la même façon qu'avec l'érudit, car on n'a jamais atteint les limites d'un art et nul artiste ne possède la perfection. Une bonne parole est plus rare que la pierre verte. on la trouve pourtant parmi les ser­vantes qui travaillent à la meule. » C'est la maîtrise de soi qui conduit à cette aptitude d'écoute. En Égypte ancienne, le sage est le « silencieux », celui qui donne priorité au « coeur » (siège de l'intellect, de la raison) sur le « ventre » (l'instinct), refusant la colère ou l'énervement en toute circonstance. Cette attitude de vie doit déboucher sur l'action juste conforme à la Maât.

L'homme sage doit d'abord respecter la hiérarchie sociale découlant de la volonté royale. La promotion issue de la décision royale est en soi reconnais­sance d'une conformité à la Maât dont le souverain est le garant, d'où la valeur reconnue au mérite plus qu'à la naissance. Mais l'harmonie de la société revêt aussi une notion de justice sociale, c'est-à-dire la solidarité du fort ou du puis­sant envers le faible ou le petit. Elle est la contrepartie du respect de la hié­rarchie : « Si tu es un chef, écoute calmement les paroles d'un quémandeur, ne le repousse pas avant qu'il ait vidé son corps de tout ce qu'il a pensé te dire, l'homme malheureux aime soulager son cœur plus encore que de voir accom­plir ce pourquoi il est venu. » La paix sociale, fondée sur l'écoute de l'autre, suppose aussi le renoncement aux vices destructeurs de cet ordre idéalisé : le mensonge, la jalousie, la calomnie. On mesure la réussite dans cette quête de la sagesse à la reconnaissance royale, certes, mais aussi à la manifestation de l'opinion publique (la rumeur malfaisante est crainte par-dessus tout) et, au bout du compte, à la rétribution post mortem. Ces thèmes se retrouvent d'ailleurs dans les autobiographies funéraires de l'époque, inscrites dans les tombes, et qui veulent prouver la mise en application de la parole des ancêtres.

La crise et la remise en cause du discours traditionnel

À la fin du Ill' millénaire (env. 2180 av. J. C.), l'Égypte connut une grave crise économique, sociale, politique et morale (la « première période intermé­diaire »). Marquée par l'effacement momentané du pouvoir central et la montée des autonomies provinciales, cette crise fut vécue, par les élites lettrées du pouvoir central, comme l'altération de la Maât et le retour au chaos originel, un monde à l'envers. Il naît alors une littérature pessimiste, sceptique face aux valeurs traditionnelles, mais qui en fait, le plus souvent postérieure à la crise, s'inscrit dans un contexte de propagande royale pour, par une dialectique sub­tile, promouvoir une restauration de l'idéologie royale. En montrant le désar­roi d'un pays sans roi, on montre la nécessité de son autorité. Il n'empêche que les Maximes de Khâkheperrêseneb, notamment, affirment nettement qu'il faudrait des mots nouveaux, non encore inventés, pour appréhender les évé­nements, que le traditionnel discours ancestral des maîtres du passé ne peut y arriver. D'ailleurs, le roi lui-même est désormais appelé à prendre la parole, à justifier son action, et l'on voit apparaître des « enseignements » royaux (Enseignement pour Mérikarê, Enseignement d'Amenemhat 1er), le genre tra­ditionnel rédigé par de hauts fonctionnaires évoluant, lui, vers des professions de foi loyalistes (Moyen Empire, XII' dynastie, env. 1990-1785). Au milieu du Il' millénaire, après une seconde crise marquée par l'invasion étrangère (les « Hyksôs »), avec l'avènement du Nouvel Empire (env. 1552-1069), on remet en cause l'acquisition de la sagesse, cette possibilité de conformer sa vie privée et sociale à la Maât, par le seul apprentissage ancestral et la seule éducation.

L'Enseignement d'Anii est très révélateur de cette évolution. Alors que les textes sapientiaux du Moyen Empire étaient fortement marqués par la propa­gande loyaliste, Anii, au tout début du Nouvel Empire (env. 1550), reprend nombre des traits traditionnels des « sagesses » de l'Ancien Empire comme l'Enseignement de Ptahhotep. De nouveaux thèmes apparaissent cependant, liés à la position sociale désormais moins élevée des rédacteurs de « sagesses » et surtout au milieu sacerdotal qui se développe et se spécialise à cette période. Mais l'originalité de ce texte réside principalement dans son épilogue, qui est présenté comme une discussion entre le père et le fils, l'enseignant et l'élève. Développant les thèmes liés à l'harmonie de la vie familiale et insistant toujours sur la nécessaire reconnaissance du roi et de la société, le fonctionnaire moyen qu'est Anii insiste aussi sur le caractère aléatoire de la position sociale, sur le fait que le destin est imprévisible. La divinité est affirmée comme recours indis­pensable, l'importance de l'observance du culte et des rites est mise en évi­dence. La mauvaise fortune est mise en relation avec la colère divine et l'idée d'une récompense terrestre se développe. Dans les textes sapientiaux, la men­tion de « dieu » est toujours au singulier, chaque fidèle pouvant l'identifier à sa forme privilégiée de manifestation du divin, en particulier au « dieu de sa ville ». Chez Anii, la dévotion solaire est fortement mise en évidence'. Cette affirmation de l'intervention de la toute-puissance divine dans la destinée humaine et le développement d'une relation personnelle homme-dieu à cette période font évoluer l'idée de Maât. Jusqu'alors, l'ordre établi, qui découlait de l'acte créateur du démiurge et qui était perpétué par l'action royale, était objet de connaissance, d'apprentissage. Désormais, la Maât s'identifie à la volonté divine, volonté active par nature inconnaissable si elle n'est pas révélée. Cette confrontation de la connaissance et de la grâce est au centre du dialogue père-fils de l'épilogue. Le chemin de sagesse recouvre-t-il celui de l'instruc­tion ? Ne faut-il pas, pour que celle-ci porte ses fruits, qu'elle puisse être reçue en état de grâce ? Quelle est la part de l'inné et de l'acquis ? Aux certitudes du père fondées sur le discours ancestral, le fils objecte : « Un enfant n'accom­plit pas toujours les justes enseignements, bien que sa langue possède les sen­tences... En cette affaire, l'homme est compagnon du dieu ; chaque homme, en effet, écoute déjà chargé de sa propre réponse... Tout ce que tu as dit est excellent, mais le réaliser requiert des vertus : dis donc au dieu qui t'a donné la sagesse qu'il place celles-ci sur ton chemin. » Ainsi, le discours ancestral, toujours nécessaire, n'est plus suffisant. Se conformer à la Maât suppose non seulement d'apprendre à la connaître mais aussi de posséder les vertus qui permettent de la mettre en oeuvre et qui sont don du dieu. L'éthique des « enseignements » débouche ici sur une problématique métaphysique, sur une réflexion sur la nature de l'être. Ces évolutions sont encore amplifiées après le Nouvel Empire, dans l'Égypte du 1er millénaire av. J. C. marquée par une ins­tabilité et des troubles politiques qui altèrent gravement la confiance dans les institutions de la royauté.

L'Enseignement d'Aménémopé (env. 1000 av. J. C.) est composé de manière très élaborée, en trente chapitres, semblables à des strophes de poème. Il marque, au tournant des deuxième et premier millénaires, l'affirmation de l'idée de prédestination : « Quant à la Maât, c'est le grand don du dieu, il l'offre à qui il veut. » Ainsi la sagesse n'est plus seulement de rechercher et de mettre œuvre les principes et les actes garantissant l'harmonie sociale, mais elle est pensée comme action qui espère la récompense divine dépendant du « libre arbitre de dieu » (H. Brunner) : « Tu ne peux connaître les desseins du dieu ; tu ne peux prévoir le lendemain , place-toi dans les mains du dieu. » L'absorp­tion de la Maât en la libre volonté divine, qui individualise le rapport homme-dieu, change ainsi l'optique de nombre de maximes des « enseignements ». L'écoute, l'attention à l'autre, l'acte charitable et la solidarité envers le plus faible ne sont plus seulement porteurs d'intégration sociale mais ce qui permet de plaire au dieu et d'espérer sa grâce : « Ne sépare pas ton cœur de ta langue, alors tous tes bons projets se réaliseront, cela fera que tu seras influent sur les autres hommes, et tu seras en sécurité dans la main du dieu. » On relève par ailleurs les fortes similitudes existant entre certains passages du texte et les « paroles de sages » du livre biblique des Proverbes (Pr 22,17 à 23,11). E. Drioton avait même envisagé une source sémitique pour l'Enseignement d'Aménémopé, hypothèse abandonnée aujourd'hui. Au contraire, l'accord est désor­mais très large pour inscrire ce texte dans le vaste mouvement d'influence de l'Égypte sur les « sagesses » bibliques.


Luc Pfirsch


Bibliographie :

ASSMANN J., Maât, lÉgypte pharaonique et l'idée de justice sociale, Paris, Éditions Julliard, 1989.

BRUNNER H., Altâgyptische Weisheit, Lehren für das Leben, Zurich/Munich, 1988.

POSENER G., L'enseignement loyaliste, sagesse égyptienne du Moyen Empire, Paris, EPHE IV' section, Hautes Études orientales 5, 1976.

VERNUS P., Sagesses delÉgypte pharaonique, Paris, Imprimerie nationale, coll. La Sala­mandre, 2001.



10/11/2012
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