UNIR POUR DEVELOPPER

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LES VOYANTS DU VEDA

LES VOYANTS DU VEDA
« Il a évolué en Embryon d'or, aux origines... Quel est le dieu que nous devons adorer par l'oblation ? » (Rig-Veda)


Qui étaient les rishis ?

Le Veda (litt. « Savoir ») se distingue de tout le reste de la littérature religieuse et philosophique de l'Inde ancienne par son caractère révélé, ou plutôt « supra-humain » (a-paurushatva). Avant d'être un Livre — comme le Coran ou la Bible — il se présente comme une Parole absolue, à l'intérieur de laquelle le contenu de pensée ne se laisse pas dissocier de son expression sensible. Il s'agit d'une sorte de vibration sonore originelle, parallèle à l'émanation créatrice, et qui est censée contenir en puissance les désignations de toutes choses, avec leurs qualités et leurs relations mutuelles. Ce son (shabda) primordial est censé avoir été capté à l'origine des temps par des personnages situés bien au-dessus de l'humanité ordinaire et appelés rishis (« voyants »). Les rishis ne sont pas, à proprement parler, les « auteurs » du Veda. Leur rôle a consisté à le mettre à la portée des hommes, en scindant sa plénitude indivise en syllabes ou phonèmes, puis en combinant ces éléments pour fabriquer des mots, des phrases, des formules sacrificielles, pour aboutir finalement à l'ensemble de textes constituant ce que nous appelons le corpus védique.

Du point de vue de la philologie occidentale, le Veda se présente comme une stratification de textes dont la rédaction a dû s'étendre sur une dizaine de siècles (de 1500 à 500 avant notre ère environ). Si on en parle souvent au pluriel, c'est qu'on distingue traditionnellement quatre Vedas. Le Veda des strophes (Rig-Veda) est le plus ancien et le plus important. Il est fait d'hymnes de louange aux dieux, de prières et d'invocations. On y trouve également, formulées dans un langage mi-liturgique, mi-poétique, les premières interrogations apparues en terre indienne sur l'origine du monde et la destinée de l'homme. Le Sama-Veda et le Yajur-Veda empruntent leur contenu au Rig-Veda. L'un est fait de strophes destinées à être chantées dans le cadre des grands offices liturgiques, l'autre de versets à réciter en accompagnement de chacun des gestes du rituel. Enfin, l'Atharva-Veda (env. 1000 avant notre ère) comporte à la fois de vastes hymnes à caractère spéculatif et quantité de formules votives ou imprécatoires de type magique. À chacun de ces quatre grands recueils de strophes se trouvent rattachés de nombreux écrits en prose, de rédaction postérieure, et dont les plus importants sont les Brâhmana, textes où s'élabore toute une théorie du sacrifice.

Les rishis sont traditionnellement au nombre de sept. Cependant, les listes varient. La plus ancienne — elle remonte à l'époque des Brâhmana, soit vers 800 ou 900 avant notre ère — porte les noms de Gotama, Bharadvâja, Vishvamitra, Jamadagni, Vasistha, Kashyapa et Atri. Dans la pratique, ces noms peuvent être-considérés comme ceux des familles ou « clans » brahmaniques où se recrutaient les auteurs ou récitateurs des hymnes. Tout porte à croire, en effet, que le corpus védique ne représente pas le commencement absolu de la religiosité indienne, mais plutôt la mise en forme poétique — et l'adaptation « technique » aux besoins du sacrifice — d'un vaste fonds de mythes, de croyances et de pratiques magiques dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Ce serait pécher par anachronisme que de voir dans les rishis védiques des maîtres spirituels au sens moderne du mot. On les caractériserait mieux comme des brahmanes, maîtres du langage par formation, et organisés en confréries de spécialistes, virtuoses du panégyrique et de l'imprécation. De nombreux indices suggèrent qu'ils étaient au service d'une classe de nobles et de princes, pour le compte desquels ils exécutaient — moyennant rétribution — toutes sortes de rituels, publics et privés. Par ailleurs, on ne rencontre jamais dans les textes la moindre indication qui permettrait d'attribuer tel hymne, ou tel groupe d'hymnes, à tel rishi. Dans ces conditions, nous ne pouvons nous faire la moindre idée ni de la réalité historique des uns ou des autres, ni a fortiori de la personnalité spirituelle de chacun. Dans l'Inde védique, le sentiment religieux, pour autant qu'il existe, demeure quelque chose d'anonyme et d'implicite.

L'homme et les dieux

Le panthéon védique est un panthéon « éclaté ». Le nombre des dieux est indéfini et leur hiérarchie incertaine, même si des figures comme celle d'Indra, de Rudra (ancêtre de Shiva), d'Agni, de Vâyu, etc., y possèdent un relief particulier. On rencontre également des dieux qui vont par couples, ainsi Mitra-Varûna ou les Ashvins. D'autres dieux, comme les Âdityas, forment des groupes indissociables. En tout cas, aucun dieu n'est réellement au-dessus des autres, même si les auteurs des hymnes manifestent une certaine tendance — appelée « hénothéisme » —à exalter au-delà de toute mesure le dieu dont ils sont précisément occupés à chanter les louanges. Le Veda ignore encore la notion de transcendance, et l'absence, souvent remarquée, d'images et d'« idoles » à l'époque védique n'a rien de commun — quelles que soient ses causes — avec l'aniconisme du judaïsme ou de l'islam, par exemple.

Nous avons affaire ici à des Puissances numineuses ambivalentes qui, d'un côté, présentent des traits anthropomorphiques évidents et, de l'autre, restent inséparables de divers phénomènes naturels. Dans bien des contextes, Indra, Agni, Vâyu, Varûna, etc. revêtent l'aspect de personnages porteurs, à un degré éminent, de qualités humaines comme la vaillance, l'endurance, la clairvoyance, etc. En même temps, Indra est aussi l'orage, Agni le feu, Vâyu la tempête, Varûna l'océan, etc. Inversement, de nombreuses entités apparaissent d'abord comme des phénomènes naturels, ainsi Sûrya, le soleil, Ushas, l'aurore, etc., mais sont en même temps conçues comme dotées de personnalité et d'intentions, capables, à ce titre, d'influencer la pensée des hommes. De même, Sarasvatî, identifiable à une rivière bien connue du nord de l'Inde, est en même temps déesse du savoir et des arts.

C'est précisément cette absence de toute faille ontologique entre les dieux et les hommes qui permet d'expliquer certains traits caractéristiques de la religiosité védique. La notion clé est ici celle d'une dépendance réciproque qui se traduit par un échange de services. La dépendance des hommes vis-à-vis des Puissances multiples qui gouvernent l'univers est évidente. Mais, pour les rishis védiques, celle des dieux vis-à-vis des hommes ne l'était pas moins. Ils se représentaient en effet les diverses Puissances numineuses comme de véritables êtres vivants, immortels sans doute, mais dont la « vitalité » avait tendance à s'épuiser au fil du temps. Par là même, elles étaient à leur tour tributaires des hommes qui, par la louange, le rite et l'oblation, contribuaient à les « nourrir » et à renforcer périodiquement cette vitalité affaiblie. Ainsi « alimentés » par le culte, les dieux étaient censés assurer en retour aux hommes prospérité, nombreuse descendance, santé, longévité, etc. De la même manière, s'explique le caractère flou de la notion de mal ou de « péché » dans les hymnes védiques. Les dieux ne sont pas ici des juges redoutables mais plutôt, le cas échéant, des créanciers qui n'ont pas reçu les prières et offrandes auxquelles ils avaient droit et qui sanctionnent en conséquence leurs débiteurs défaillants. La « faute » (enas ou pâpman), même là où elle revêt à nos yeux un aspect purement moral, est toujours interprétée en termes de rite non accompli ou accompli de travers. À date ancienne, d'ailleurs, un seul et même terme, karman, désigne à la fois l'acte « bon » ou « mauvais », avec ses conséquences, et le rite bien ou mal exécuté, avec ses conséquences.

Le mythe cosmogonique

Que la pensée religieuse védique ait cependant été travaillée par une inquiétude l'incitant à dépasser les limites de ce pragmatisme ritualiste peut se conclure de divers signes dont le principal est l'apparition et le développement du mythe cosmogonique, notamment dans le célèbre hymne X, 129 du Rig-Veda. Là se rencontre pour la première fois la notion d'un chaos initial, symbolisé par l'insondable profondeur des « eaux primordiales » ou par les ténèbres. On conçoit « quelque chose » d'intermédiaire entre l'être et le non-être et qui précède le temps. Puis on spécule sur une « pensée » (manas) ou un « désir » (kâma) qui s'allume au sein de cette nuit, comme le germe apparaît et grandit à l'intérieur de l'œuf. Finalement, la coquille se brise en deux, produisant le ciel et la terre. C'est la naissance de l'« Embryon d'or », appelé aussi Prajâpati ou « Ancêtre des créatures ». Celui-ci, sitôt apparu, « étaye » le ciel, y allume le soleil et la lune, puis crée ou plutôt « émet » les dieux et les hommes. Dans un développement ultérieur (X, 64), Prajâpati se contente d'émettre les dieux. Alors, ceux-ci s'emparent de lui et l'immolent en sacrifice. Prajâpati apparaît alors sous les traits de l'Homme (purusha) ou du Géant primordial dont le dépècement rituel produit les structures du cosmos : l'espace et les directions, le soleil et la lune, le vent, le feu, etc. Sur un autre plan, la stratification fondamentale de la société en quatre classes ou ordres est supposée dériver également de son dépècement : la bouche produisant les brahmanes, etc. Le mythe cosmogonique est ainsi à l'origine des réflexions sur l'Un et le Multiple qui fleuriront dans les Brâhmana et surtout dans les Upanishads.

L'ascèse et l'extase

Le rituel et les spéculations développées à partir de lui n'épuisent pas le contenu de la religiosité védique. Divers indices suggèrent que certains au moins, parmi les auteurs des hymnes, méritaient vraiment leur nom de rishis, en ce que la dimension extatique ou visionnaire de l'expérience ne leur était pas inconnue. On sait notamment qu'une bonne partie du rituel s'ordonnait autour de la cueillette, du pressurage et de la consommation rituelle d'une plante appelée soma. Bien que cette plante n'ait toujours pas été identifiée avec certitude — une hypothèse récente (G. Wasson) voudrait y voir une variété de champignon hallucinogène —, il est hors de doute que son inges­tion déclenchait quelque chose de l'ordre des « états modifiés de conscience ». De nombreux hymnes désignent clairement ses effets, ainsi par exemple X, 119 : « Tels des vents impétueux, les breuvages m'ont soulevé... j'ai dominé le ciel de ma taille, dominé la vaste terre; n'ai-je donc pas bu de soma ? » D'autre part, la présence d'ascètes (muni) aux côtés des officiants brahmaniques paraît avérée. Un hymne (X, 136, 2) les évoque en ces termes : « Ceinturés de vent, les ascètes sont vêtus de brunes souillures. Ils suivent la fougue des vents dès que les dieux sont entrés en eux. » Les prêtres eux-mêmes sont couramment désignés par le terme vipra, « trembleur », ce qui paraît faire référence à des états extatiques atteints dans le cadre même de la liturgie. On trouve aussi (par exemple Atharva-Veda XV, 15-17) diverses allusions à des exercices de rétention du souffle, ancêtres probables des pratiques yoguiques proprement dites. En particulier, il est très souvent question dans ce contexte du tapas ou « échauffement intérieur », décrit comme un soudain afflux d'inspiration ou d'énergie créatrice survenant à la suite de pratiques déterminées. C'est grâce au tapas que les guerriers, par exemple, triomphent de leurs ennemis, grâce à lui également que les poètes et les ascètes s'élèvent momentanément au-dessus de la condition humaine ordinaire et entrent en contact avec les dieux. La notion joue d'ailleurs un rôle non négligeable dans la cosmogonie elle-même. C'est en « s'échauffant » de cette manière que Prajâpati peut rassembler l'énergie nécessaire pour déployer le monde des « noms et formes » à partir du chaos originel.


Michel Hulin


Bibliographie

RENDU L., Hymnes spéculatifs du Veda, Paris, Éditions Gallimard, coll. Connaissance de l'Orient, 1956.

VARENNE J., Le Veda, premier livre sacré de l'Inde, 2 vol., Paris/Verviers, Éditions Marabout-Université, 1967.



10/11/2012
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