LÀ RÈGNE UN FOND SANS FOND
« LÀ RÈGNE UN FOND |
SANS FOND » |
Eckhart, Granum sinapis |
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Comme Hadewijch, mais de manière encore plus radicale, de manière à faire ressortir le statut unique du Verbe et son engendrement perpétuel, ce qui s'exprimera par la naissance de Dieu dans l'âme, Eckhart présente une variation du Prologue de Jean qu'il transpose d'emblée au présent. Il part de la Trinité pour arriver à la déité.
Dans les trois premières strophes, Eckhart témoigne d'une remarquable connaissance de la théologie et de la mystique trinitaires. Il emprunte à Hadewijch l'image de la « bouche profonde et terrible » qui se transforme rapidement en « anneau merveilleux », en « jaillissement » pour évoquer la Trinité. Reste, cependant, une difficulté quant à la compréhension du « point [qui] reste immobile ». Faut-il comprendre par là la déité ou l'unité de la Trinité, qui fait l'originalité du christianisme comme monothéisme trinitaire et qui a été souvent discutée au cours des âges ? Cette seconde interprétation semble mieux convenir, compte tenu de l'explication qu'Eckhart donne ensuite, qui constitue le second mouvement de ce poème et qui, cette fois, concerne l'être humain.
« Ce point, dit-il de nouveau, est la montagne à gravir sans agir. Intelligence !» Qu'est-ce que cette montagne sinon celle du Sinaï ou encore « la montagne de la théognosie », comme l'appelait Denys, celle où il y a une manifestation de Dieu ? « Ce point » ne serait-il pas alors la syndérèse ou « la petite étincelle de l'âme », ce « point qui est en l'âme et qui est en Dieu[1] » ? Reste, toutefois, le paradoxe du « gravir sans agir ». Quel montagnard pourrait y souscrire ? Eckhart joue ici avec un oxymore afin de souligner l'importance du « pâtir Dieu », du détachement qui fait l'objet des strophes 4 à 8. D'ailleurs, le désert apparaît comme le lieu même où s'effectue le détachement, le lieu de l'expérience spirituelle, celui de l'esprit libre auquel Eckhart donne une place centrale, dès le Second entretien spirituel. Ce désert, Eckhart ne le définit pas, il le présente comme une réalité vers laquelle on tend et qui est déjà là. En fait, ce désert n'est pas sans laisser penser à la pureté de l'essence qu'Eckhart pose comme objectif de sa prédication.
Dans un troisième mouvement, il passe au style actif et met en évidence le rôle constitutif du détachement, même s'il n'emploie pas directement le terme. Le détachement permet, en effet, de passer du secondaire au nécessaire, de laisser s'effectuer le travail de la grâce. Eckhart met en évidence l'effet quasi simultané du détachement qui conduit à l'union à Dieu, qui introduit à la vie trinitaire.
En l'espace de quelques strophes, qui ont été mises en musique sur une séquence d'Adam de Saint Victor, ce poème reprend, en une synthèse magistrale, l'essentiel de la pensée d'Eckhart.Inscrivez-vous au blog
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