UNIR POUR DEVELOPPER

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HENRI LE SAUX aux confins du christianisme et de l'hindouisme

HENRI LE SAUX
aux confins du christianisme et de l'hindouisme
 
« Celui qui possède plusieurs langues mentales
(ou religieuses ou spirituelles) est incapable
d'absolutiser quelque formulation que ce soit. »
Journal

 

Né en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf ans à l'abbaye Sainte-Anne de Kergonan ; c'est là qu'à vingt-quatre ans, il entend l'appel de l'Inde, l'année même qui précède sa profession solennelle de moine bénédictin et son ordination. Aussitôt après la guerre, il commence à faire des démarches pour la fondation d'un monastère contemplatif en Inde. En 1947, le père Jules Monchanin, depuis huit ans en Inde du Sud, lui répond et l'invite au nom de son évêque ; et ils fondent ensemble en 1950 un « ashram bénédictin » dédié au Saccidânanda (« Être-Conscience-Béatitude ») : le nom sanskrit de la Trinité chrétienne. Dom Le Saux poussera très loin l'inculturation. Sous le nom de Swâmi Abhishiktânanda, il s'initiera à la spiritualité hindoue. Tout en demeurant jusqu'au bout moine catholique, il atteindra les plus hautes expériences mystiques, celles de l' advaïta : la non-dualité, où il ne reste plus de moi humain, plus rien d'autre que l'unique Absolu (le brahman).

Le précurseur : Swâmi Brahmabandhab Upâdhyây (1861 -1907)

« L'intuition de ce que devait être le monachisme aux Indes jaillit, voici quelques soixante ans, au cœur de Brahmabandhab Upâdhyây... », écrit dom Le Saux en 1956.

Avec son camarade le futur Swâmi Vivekânanda, Brahmabandhu, l'« ami de Dieu », avait entamé sa recherche spirituelle dans la mouvance des Brahmo-Samajs (« assemblées du brahman » dont est aussi issu son ami le poète Rabindranath Tagore). Après avoir fréquenté Râmakrishna[1], il avait été amené à embrasser le christianisme, mais sans rien renier de sa propre culture. Répondant à l'irrésistible appel à une vie religieuse, il préféra donc la réaliser non pas à l'occidentale mais sous la forme du sannyâsa : le grand renoncement des moines-pèlerins hindous ayant pour toute possession leur vêtement orange, parfois un bâton et des sandales, et un bol à aumônes pour mendier chaque jour leur nourriture en chemin...

Brahmabandhu ranimait d'ailleurs en cela une tradition née au XVIIe siècle : Roberto de Nobili, un noble italien entré à vingt ans dans la Compagnie de Jésus, avait adopté le vêtement et le mode de vie des sannyâsîs peu après avoir débarqué en Inde, en 1605. Il a été béatifié en 1851, dix ans avant la naissance du futur Brahmabandhab Upâdhyây.

Bien qu'il ait eu de célèbres prédécesseurs, la première fois où Brahmabandhu parut à l'église drapé du vêtement orange des sannyâsîs, le curé, pourtant jésuite, lui ordonna de sortir immédiatement ; et il dut aller se changer au presbytère pour revenir en « habits ordinaires » (entendez : occidentaux !). Mais cinq ans plus tard il pouvait fonder un éphémère monastère qui aurait dû devenir le siège de l'ordre des sannyâsis catholiques indiens, dont il avait été le premier (ceux des siècles précédents étant des missionnaires jésuites européens).

C'est là que, la plupart du temps retiré dans la solitude de la montagne, il passa les quarante jours du carême 1899 en prenant pour seul repas quotidien un peu de riz, sans même de sel. Au cours de « ces jours heureux », Brahmabandhu découvrit l'identité foncière de son expérience spirituelle chrétienne avec l' advaïta. Grâce à sa connaissance du sanskrit, il put alors repenser sa foi catholique en utilisant les catégories de l'Advaïta-Védânta, la tradition métaphysique qui remonte à Shankara, le grand maître spirituel du VIIIe siècle.[2]

Malgré le demi-siècle écoulé entre la fermeture du monastère catholique-hindou de Brahmabandhu et l'ouverture de l'ashram du Saccidânanda, il existe néanmoins, bien qu'extrêmement ténue, une lignée directe jusqu'à Dom Le Saux : à travers Animânanda, le plus fidèle disciple d'Upâdhyây, et le père Monchanin, qui ont été en contact au moins épistolaire. Celui-ci écrivait d'ailleurs, le 15 octobre 1939, qu'il avait envers Brahmabandhab Upâdhyây un sentiment filial : « Comme si lointainement il était un peu mon guru[3]. »

L'abbé Monchanin (Swâmi Paramârûpyânanda)

Jules Monchanin (1895-1957), fils d'un négociant en vins du Beaujolais, a connu un itinéraire tourmenté. Souffrant d'asthme, ce qui lui valut d'être réformé en 1914, et se sentant « étranger partout au point de vue intellectuel », il renonça à terminer sa thèse de théologie pour aller servir les plus pauvres ; il devint à Lyon l'apôtre à la fois des marginaux et des intellectuels, tout en fréquentant les surréalistes après s'être intéressé à la révolution russe...

Mais son idéal est d'assumer, purifier et transfigurer les valeurs mystiques des grandes religions ; et, parallèlement à sa lecture des philosophes occidentaux, des mystiques grecs, de Maître Eckhart ou de Teilhard de Chardin, il se met à lire dans le texte les Upanishads et autres Écritures sanskrites, encouragé par Henri de Lubac venu le consulter pour son nouveau cours d'histoire comparée des religions. Gravement malade, en 1932, il fait vœu, s'il guérit, de partir comme missionnaire en Inde ; ce qu'il ne pourra réaliser que sept ans plus tard dans le cadre de la Société auxiliaire des missions, fondée par le père Lebbe initialement pour la Chine.

Il commence comme vicaire remplaçant dans des paroisses rurales de l'Inde du Sud, où il est navré du désintérêt, si ce n'est du mépris de ses confrères, même indiens, pour l'hindouisme ; et il ne rencontre guère d'hindous tant il est accaparé par son ministère, malgré l'essai de transformation d'un presbytère en Bhakti ashram, début 1948. S'il rayonne bien en effet d'amour (Bhakti signifie « dévotion », « amour »), le terme d'ashram, qui désigne une communauté de chercheurs réunis autour d'un maître spirituel, est inapproprié puisqu'il est tout seul, jusqu'à l'arrivée de dom Le Saux.

Leurs itinéraires se croisent avec la fondation à Shantivanam (« le Bois de la Paix ») d'un ashram bénédictin, qui reste lui aussi presque un ermitage tant leurs séjours communs sont brefs, et malgré plusieurs éphémères postulants ; le plus remarquable d'entre eux est sans doute le moine belge Francis Mahieu, qui ira ensuite fonder au Kerala un ashram syro-malankar : « une tradition chrétienne acculturée depuis les temps apostoliques » et pouvant se recommander de saint Éphrem le Syrien.

Malgré son enfouissement en Inde, Monchanin conserve un lien fort avec la France, tant à travers ses lectures ou sa vaste correspondance, qu'en allant donner à Pondichéry des conférences de philosophie fort appréciées aussi bien des Français que des Indiens ; il est d'ailleurs invité, après sa participation à un congrès de religion à Bangalore en 1955, à devenir membre permanent de la Société des philosophes indiens.

On comprend que Monchanin est donc avant tout un penseur ; penseur des plus brillants, au point d'être parfaitement conscient des limites de la pensée même, comme il le souligne dans sa dernière conférence : « Souvenons-nous que bien souvent amor intrat ubi intellectus stat ad ostium ("l'amour entre là où l'intellect doit rester à la porte"). »

Autres influences

Le guru de dom Le Saux ne fut donc pas tant le père Monchanin que Sri Gnanânanda, « un maître spirituel du Pays tamoul[4] ». Car Monchanin reconnaissait lui-même être trop « grec » pour s'aventurer au-delà ou plutôt en deçà de la pensée discursive : justement ce « mental » (manas) que tout l'enseignement de l'Inde exhorte à faire taire pour plonger dans l'Absolu, le brahman dont on ne saurait rien dire. Henri Le Saux, lui, a été immédiatement saisi par la rencontre du grand Silencieux Ramana Maharshi[5].

Après la mort du sage, Henri Le Saux viendra à son tour effectuer plusieurs séjours, la plupart en silence total, dans des grottes de la montagne sacrée où il avait vécu : Arunâchala. Car elle était devenue pour lui le puissant symbole de l'appel à plonger dans l'abîme intérieur pour y découvrir son véritable Soi et, par là même, Dieu.

Depuis dix jours dans l'une de ces grottes il note dans son Journal : « Nos essais de réinterprétation chrétienne du Vedânta n'intéressent jamais que nous autres [...]. Ce ne sont pas des institutions monastiques plus ou moins parfaites, chrétiennement et indiennement, qui révéleront le Christ à l'Inde. Ce seront uniquement des Ramana chrétiens. »

Et c'est dans cette grotte que Swâmi Abhishiktânanda « comprit l'advaïta » ; mais il aura encore besoin de vingt ans avant de pouvoir faire « ce dernier pas libérateur » pour lequel, aux dires d'un disciple de Ramana, il était pourtant déjà tout prêt. Cette longue hésitation, par souci de fidélité au Christ et à l'Église, nous vaudra en revanche le témoignage extraordinaire, à travers les pages de son Journal, du long dépouillement intellectuel d'un moine chrétien « tâchant de demeurer tant qu'il peut dans la grotte de son cœur » et constamment au bord du gouffre intérieur où l'attend le Soi et, à travers lui, l'Absolu dans lequel se résorbe toute dualité.

C'est ce Journal que nous allons maintenant parcourir ensemble pour essayer de suivre au plus près, à travers ses propres mots, l'aventure spirituelle d'Henri Le Saux.

L'expérience de la réclusion

Une de ses expériences fondamentales a été, à la fin de 1956, une retraite de trente-deux jours, coupé de tout. Il note, au cours des derniers jours :

« Ce midi, très profond recueillement, descendant plus bas que la pensée, que le rêve, que le subconscient [...]. Difficulté très grande de se "réveiller", même les yeux ouverts, à la façon dont, la nuit, on n'a pas le courage de sortir du sommeil. Conscience demeurant pleine cependant. [...] Un tel yoga, du moins tel que je l'ai éprouvé ici, est tout à fait compatible avec un "demeurer" très simplement en présence de Dieu [...].

Le pas serait fait une bonne fois, pour de bon, d'accepter franchement l' advaïtaavec toutes ses conséquences possibles, y compris le "laisser tomber" du christianisme, tout me porte à croire que la paix rayonnerait. Et cela, quoi que j'aie dit ou écrit ou pensé, je ne l'ai jamais fait [...].

J'espérais, au moins d'une certaine manière, qu'ici l'illumination aurait lieu, et que cette lumière définitive [...] résoudrait le problème en le dépassant [...]. Et ici, rien ! [...] Et pourtant ici j'ai tellement reçu !

Pourquoi cette crainte irraisonnée de manquer à mon amour pour le Père, le Christ, etc. ? [...]

Sauve-moi, sous quelque nom qu'il te plaise de t'approcher de moi, ô Toi qui me ronges du fond du cœur, hors de tout nom !»

Écartèlement

La nostalgie de la solitude et du silence ne le quittera plus, lui faisant traverser des crises extrêmement dramatiques, comme en avril 1957, où il avoue rêver souvent de mourir, car il lui semble qu'il n'y a plus d'issue pour lui en cette vie :

« Je ne puis être à la fois hindou et chrétien, et je ne puis non plus être ni simplement hindou, ni simplement chrétien. Alors quel sens à vivre ? Quel découragement de vivre.

[...] Malgré des "appels" advaïtins j'ai l'impression de plus en plus que je demeurerai dans l'Église. Mais [...] je sens quelque chose en moi qui se désole de ce manque de courage [...]. Est-ce vraiment honnête de demeurer dans l'Église ? N'est-ce pas un simple masque de chrétien que je porte, par peur des conséquences ? Ou bien est-ce quelque chose de profond, d'insenti à moi-même (aussi profond, plus peut-être, que cette expérience essentielle d'advaïta qui à la fois me bouleverse et me donne une paix merveilleuse), qui me garde quand même en l'Église, malgré le malaise des formules, des gestes, etc. ; quelque chose qui, l'occasion se présentant, me fait parler du Christ avec conviction ? [...] »

Ses expériences le mettent même dans des états parfois critiques, comme dans la nuit « horriblement fiévreuse » du 27 mai 1957 :

« Impression que c'est atteint. L'éveil de la kundalinî n'est-il pas pour quelque chose dans tout cela ? Le 28, messe à grand-peine, 102° de fièvre [38°9], il y avait beaucoup plus la nuit. Au lit, absolument impuissant... »

Il est alors de plus en plus reconnu par les hindous pour sa réalisation spirituelle, au-delà de toute étiquette (« J'ai beau leur répéter que je suis chrétien, cela ne les dérange pas »). Et prêtres et religieuses commencent aussi à être de plus en plus nombreux à l'accepter naturellement dans son habit de sâdhu (pèlerin hindou). Il se sent alors une nouvelle mission, différente de celle du missionnaire plus classique qu'il était à son arrivée : celle d'éveiller les profondeurs de l'âme et, sans se forcer à appeler « Christ » cette profondeur car ce nom est en Inde un obstacle, de faire découvrir « le Christ en son intériorité dernière »...

Il avoue pourtant : « Que de fois je rêve d'être libéré pour suivre librement ce souffle advaïtin qui m'emporte, violent, désastreux » (16-2-1958). Et son angoisse métaphysique s'aggrave alors au point qu'il se demande même s'il croit encore.

Solitude des profondeurs : privé même de Dieu

L'apparente disparition de Dieu, signe en fait de la disparition du moi en Dieu, lui fait écrire : « Au désert je me suis perdu, et je ne suis plus capable de retrouver mes traces vers moi. Et au désert, j'ai perdu le Dieu que je cherchais, et je ne sais plus retrouver les traces ni de lui ni de moi. Dieu n'est pas dans le désert. Le désert c'est le mystère même de Dieu qui n'a point de limites... » (6-2-1965). Ces expériences de désert sont sans doute liées à la cabane d'ermite qu'il s'est faite près d'Uttarkâshî, la dernière petite bourgade avant les sources du Gange, tout en maintenant parallèlement, malgré la mort du père Moncha-nin, l'ashram du Saccidânanda dans le Sud.

Celui qui a peut-être maintenant la Connaissance (jnâna) n'est plus différent, extérieurement du moins, de l'athée : tous deux ont rejeté la surimposition d'un dieu étranger sur les choses, rejeté les noms et les formes donnés à Dieu sur le modèle des noms et formes des choses humaines et autres. « Mais le jnânî voit la radiance des choses, la présence... » (12-11-1966). C'est ce qui fait toute la différence.

La voie sur laquelle se trouve engagé Abhishiktânanda exige néanmoins une grande force d'âme car la non-dualité prive celle-ci de tout soutien extérieur à elle-même, ce que bien peu se sentent capables d'assumer : « L'homme n'ose s'accepter comme absolu. Alors il reporte cet absolu en Dieu ! Quel soulagement ! Oui, transfert de ce qui est im-portable en soi. [L'homme :] lieu de rencontre des insuffisances de la surface et de la Plénitude du fond. Mais la surface préfère s'appuyer sur un autre que d'accepter l'auto-suffisance de l'être » (27-1-1967).

Une telle autosuffisance ne risque-t-elle pas toutefois d'anesthésier le cœur et d'engendrer en fait l'égoïsme le plus monstrueux ? Cela ne semble pas être son expérience en tout cas, car pour lui l'advaïta n'est pas une découverte intellectuelle, mais une attitude foncière de l'âme ; bien plus que l'impossibilité de dire deux, que l'affirmation de Un : « À quoi bon dire Un dans sa pensée, si on dit deux dans sa vie ? Ne pas dire deux dans sa vie, c'est l'amour » (15-4-1964).

Et cette démarche héroïque n'est pas restée sans résultat dans sa contemplation puisque Henri Le Saux pouvait s'émerveiller quelques années plus tard : « Plus rien qui fasse ombre sur la pureté cristalline de Dieu [...]. Il brille de sa propre lumière. Jusque-là ce n 'était que des ombres de soi projetées sur la clarté infinie » (30-5-1972).

Dans cette nouvelle manière de voir les choses, le Christ devient alors, aux yeux de dom Le Saux, l'homme parfait : « L'homme qui a réalisé toutes ses virtualités d'homme, et la suprême : sa non-dualité avec Dieu... » (4-2-1967).

Au-delà de l'intellect, la transmission spirituelle

Au contact de Marc Chaduc, qui devient son disciple, Swâmi Abhishiktânanda prend conscience que la Parole n'est comprise que dans le Silence de l'Esprit ; qu'il n'a à enseigner « ni notions hindoues ni notions chrétiennes, ni notions gnostiques ni notions védantines », mais seulement à éveiller, à l'aide simplement de ce que sait déjà le disciple, en approfondissant. Il se rend alors compte que le problème hindouisme-christianisme est théorique, et que le seul type de relation possible avec un disciple est celui, combien exigeant, du don total : « Le guru [...] ne donne pas de cours. Jésus non plus jamais ne donna de cours. [...]. Ce n 'est pas une conférence que le guru donne, c'est soi-même : le lait maternel. Plus encore sa propre chair, à manger [...]. Un disciple qui s'est éveillé : cela suffit » (30-5-1972).

Un an déjà avant son infarctus, Henri Le Saux avait un certain pressentiment de sa mort (qui sera d'ailleurs comme l'aboutissement suprême de ses expériences intérieures) :

« 10 [juin 1972]. J'ai l'impression ou bien de n'avoir plus rien à faire ici, ou bien de n avoir plus à témoigner qu'uniquement de la pleine lumière. Tous les noms-et-formes, hindous comme chrétiens, des bouts de chandelle qu'on allume en plein midi : alors que le soleil est au zénith ! [...] Quand le tejas ["gloire" ou énergie] est trop fort, même le réveil, même la vision disparaît — combien plus l'état d'attention aux choses !... »

La disparition chez lui du « réveil », c'est-à-dire de l'état de conscience du monde phénoménal, est donc une sorte d'extase, ou plutôt d'enstase dans la lumière qui l'éblouit et le ravit :
« Le tejas [...] vous "coupe" de tous vos investissements. [...] C'est sommeil — c'est inattention aux choses —, c'est ce que l'homme appelle "mort"! [...] La place immense donnée au Soleil [...] dans le culte et la pensée vient justement de cette intuition de lumière, jyoti, tejas, au-dedans du cœur. »
Cela lui donne une compréhension encore plus affinée de la personnalité de Jésus : « Son nom vrai est Je suis. [...] Le Christ est l'homme infiniment libre. Celui qui ne dépend d'aucune circonstance extérieure [...]. Il dépend de Dieu seul, mais ce Dieu dont il dépend n'est pas autre, n'est pas un autre, qui le gouvernerait comme du dehors. Car l'Esprit de Dieu est au centre même de son propre esprit [...] » (10-7-1972).

Mais Henri Le Saux décide bientôt d'adopter « la sagesse du silence du Bouddha » en ce qui concerne les conceptualisations et les formulations théologiques. Il préfère maintenant parler de son expérience vécue : « Dieu est trop lumière, pour se maintenir en face de lui. On disparaît. Absorbé dans la Source qui est jyoti (lumière). Demander ? Adorer ? Être » (3-8-72).

Et après avoir tant écrit sur les rapprochements et correspondances entre les deux religions, notamment, un beau jour il réalise soudain la stérilité sur le plan spirituel de ces recherches purement intellectuelles : « Tout mon thème de "Sagesse hindoue, mystique chrétienne", écroulé, et dans cet écroulement total, l'éveil. Un éveil qui est simplement éveil et qui ne se définit pas. Car en cherchant à le définir il se vide de sa luminosité essentielle. [...] L'éveil [...] cela semble malheureusement terriblement abstrait. [...] Et en fait c'est tellement simple » (30-2-73 ?).

« La seule vraie expérience [...] est l'expérience du Soi à qui rien n'est autre [...] C'est la découverte qu'il n'y a pas de gouffre entre moi et Dieu — ce Dieu sur lequel j'ai projeté toutes mes notions d'absolu, alors que cette notion d'absolu même ne peut que jaillir de moi-même... » (16-4-73).
« J'avais perdu Dieu et en le cherchant, c'est moi que j'ai retrouvé ; moi, mais quel moi ! J'ai disparu à ma vue en mon tejas, mon rayonnement... » (25-4-73).

Ultime expérience

Son expérience spirituelle la plus importante se produira à l'occasion d'un infarctus, dont son corps ne se relèvera pas totalement : il finira par succomber de ses suites, moins de cinq mois plus tard. Mais par elle, le sannyâsî avait finalement découvert un état spirituel où même la mort n'a plus d'importance :

« L'intuition qui s'imposa à moi en ces tout premiers jours [après l'infarctus] fut que l'Éveil est indépendant de quelque situation que ce soit, de tous les dvandvas [paires d'opposés], et d'abord du dvandva vie-mort. On s'éveille partout et simplement, et l'éveil ne peut pas être confondu avec ce que l'on voit au moment de l'éveil et donc ce à travers quoi on devient conscient qu'on s'éveille. »

Il eut aussi en ces nuits un sens aigu de la petitesse du corps, du séant à la tête ; et même une « difficulté à être persuadé que ce minimum de matière suffise à porter la conscience ».

Une autre intuition, enfin, qui le marqua profondément en ces jours-là : « Être libre de tous lieux physiques, psychiques, spirituels, religieux. Libre de tout lieu-milieu ascétique, toute forme d'ascèse, toute forme quelle qu'elle soit. Se découvrir, se recouvrer en sa pureté-nudité originelle. »

Et voici les tout derniers mots de son Journal, recopiés par Marc Chaduc : « [...] le non-né se manifeste par une — quoi ? — une splendeur, une lumière, une gloire qui enveloppe tout, qui dépasse tout, qui arrache et mène au-delà de tout. Un sens d'Au-delà... Don de sagesse, connaturalitéprofonde, explosion à quoi ne peut échapper celui qui a "senti"... »

L'héritage spirituel

Son unique disciple, Marc Chaduc, disparaîtra quelques années plus tard, et on a supposé avec vraisemblance qu'il avait subi une mort violente, dans des circonstances jamais éclaircies. La même chose pourrait s'être déjà produite dans les années 1930 pour un autre des « mystiques hindous-chrétiens », le sâdhu Sundar Singh, disparu au Tibet.

Mais l'ashram de Monchanin et Le Saux avait été repris, dans une optique légèrement différente, par un autre moine sannyâsi, Bede Griffiths, venu du Kuri-shumala Ashram fondé par F. Mahieu. Et de nombreux autres ashrams chrétiens se réclamant plus ou moins explicitement d'Upâdhyây et d'Abhishiktânanda, furent bientôt fondés, promouvant une nouvelle manière, totalement indienne, de vivre la foi chrétienne. Il en existait déjà une quarantaine à la fin des années 1980, fédérés en un Ashrama Aikiya qui publie à Madras une Ashrama Newsletter. Ce qui a permis au père Emmanuel Vattakuzhy d'affirmer à juste titre dans une thèse de doctorat de spiritualité : « Upadhyay est le Père de la théologie chrétienne indienne. Il est aussi [principalement à travers Monchanin et Le Saux] le Père du sannyâsa chrétien.

À l'heure actuelle, le courant théologique appelé initialement « l'école de Calcutta » (la ville d'Upâdhyây), et auquel ont largement contribué Monchanin et surtout Le Saux, se trouve représenté entre autres par le père Raimundo Panikkar et le jésuite Jacques Dupuis : son livre Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux (Editions du Cerf, 1997) a récemment paru suspect à la Congrégation pour la doctrine de la foi, ce qui montre que leur influence déborde donc largement le christianisme indien.

Et Henri Le Saux sert également de référence à nombre de jeunes Occidentaux dans leur quête spirituelle. Certains ont même été initiés sannyâsis par Bede Griffiths, ce qui pourrait à terme implanter en Occident ce sannyâsa qui est, selon le père Vattakuzhy, « la plus grande contribution de l'Inde à l'héritage spirituel de l'humanité ».

Notes :

  1. Voir l'article que lui consacre M. Hulin, p. 786.
  2. Voir l'article qui lui est consacré par M. Hulin, p. 386 ; et une hymne sanskrite de Brah-mabandhu dans la partie « Anthologie ».
  3. Lettre à Mme Adiceam, reproduite dans J. Monchanin, Mystique de l'Inde, mystère chrétien, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 1988, p. 154.
  4. C'est le sous-titre d'un petit livre qu'il consacre à ses expériences auprès de lui (Chambéry : Éditions Présence, 1970, 157 p.), bien que par discrétion il parle à la 3e personne et donne au disciple le nom de Vanya.
  5. Voir l'article d'Ysé Tardan-Masquelier, [Le livre des sagesses/Le soi, l'esprit, le divin intérieur/La connaissance de l'Être, Ramana Maharshi p. 854].

Bibliographie

  • GRIFFITHS B., Le Christ et l'Inde : un « ashram » chrétien, tr. J. Joffray, Mulhouse Editions Salvator, et Paris, Éditions Casterman, 1967, 238 p.
  • LAVARENNE CH., Swâmi Brahmabandhab Upâdhyây (1861-1907) Théologie chrétienne et pensée du Védânta, Lille, Atelier national de reproduction des thèses 1993, 3 tomes, 750 p., dont 12 + 23 de bibliographie.


10/11/2012
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