UNIR POUR DEVELOPPER

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GILGAMESH Le grand homme qui ne voulait pas mourir

GILGAMESH
Le grand homme qui ne voulait pas mourir
 
« La vie sans fin que tu cherches,
tu ne la trouveras pas ! »
 
Epopée de Gilgamesh

 

L'épopée de Gilgamesh se situe à l'un des tournants majeurs de l'histoire des hommes : l'invention de la cité-État, au début du IV' millénaire av. J. C., et ses premières conséquences. L'homme se conçoit et se constitue collectivement à une nouvelle échelle, selon une cohérence fonctionnelle qui confère à la cité-État une personnalité sociale et une conscience collective allant largement au-delà des nécessaires solidarités de la civilisation agraire. L'émancipation pro­gressive des conditionnements de nature, grâce à laquelle l'homme se fait de plus en plus maître de son destin, s'accompagne d'une anticipation projective qui entraîne un nouveau regard sur soi-même et son destin, une nouvelle appré­hension de la mort, une nouvelle conscience de responsabilité.

L'homme de la cité-État mésopotamienne

L'historicité du personnage de Gilgamesh ne fait guère de doute, même si la légende s'en empara de bonne heure. Des indices convergents amènent à situer vers 2650 avant notre ère son règne sur la cité-État d'Uruk, en Mésopotamie. La « Liste sumérienne des rois », mise par écrit au début du Il' millénaire, le men­tionne comme cinquième roi de la première dynastie de cette cité. Sur les quel­que cent cinquante noms de la liste, seuls le sien et ceux de Lugalbanda, donné pour son père, et de Dumuzi, autre souverain archaïque, se trouvent indexés du signe indiquant le caractère divin[1]du personnage. Sa fonction mythique n'est pas associée à l'origine d'une technique ou d'un rite, mais illustre plus glo­balement cette nouvelle prise de conscience de l'homme, à une nouvelle échelle, au regard de laquelle la mort apparaît comme scandale inacceptable. C'est vrai­semblablement la raison pour laquelle son épopée connut une expansion si pré­coce, sur une aire géographique aussi vaste aux cultures diverses, et garde jusqu'à nos jours sa pertinence dans la mesure où les utopies d'émancipation et de progrès ont conservé leur pouvoir attractif.

Avec l'institution de la cité-État, l'ordre du monde et le rôle qu'y tient l'homme se trouvent renversés. Jusque-là l'homme cherchait à s'adapter de la façon la plus ingénieuse et efficace aux conditions de la nature. L'utopie de la cité innove en visant au contraire une émancipation toujours plus radicale à l'égard de ces conditionnements. Désormais, c'est la nature qui doit se plier aux exigences et projets de l'homme auquel plus rien ne paraît impossible. Ce tournant décisif se trouve signifié dans la Bible par le récit de la tour de Babel : « Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons ! faisons des briques et cuisons-les au feu !" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux !"» (la genèse 11,3-4). C'est l'inven­tion du matériau fabriqué et de la production en série (la brique), grâce à quoi les projets de l'homme ne seront plus conditionnés par le donné de nature. C'est pourquoi le récit biblique poursuit en montrant Yahvé qui descend du ciel pour constater le fait et déclare : « Ce n'est là que le début de leurs entreprises ! Main­tenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux !» (la genèse 11,6).

La fonction des dieux s'en trouve de même radicalement modifiée. Jusque-là ils prêtaient visage aux forces plus ou moins obscures qui échappaient au pouvoir de l'homme, présidant à l'ordre mystérieux de la nature ; leur première fonction consiste désormais à cautionner de leur tutelle les ambitieux défis de l'homme, tout en continuant à régir les destinées de l'univers. Leur panthéon est d'ailleurs la réplique projetée de la cité, de ses hiérarchies et de ses fonctions spécialisées. Et le roi apparaît comme le médiateur entre ces deux structures en reflet : terrestre et céleste.

De ces renversements découle que toute loi est dès lors reçue comme arbitraire[2]. Ainsi en va-t-il notamment de la mort, vue comme décret divin et non plus comme phase du cycle de la vie, à la façon dont l'envisageaient les mythes agraires de fécondité, de décomposition et de renaissance. « Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort, se réservant lïmmorta­lité à eux seuls. (p. 258[3]) ». D'où la révolte de Gilgamesh. La nouvelle utopie se heurte à cette irréductibilité scandaleuse : la cité et les fonctions qui la struc­turent organiquement et lui donnent réalité perdurent alors que les hommes qui occupent ces fonctions s'y relayent de façon éphémère et impersonnelle, sans avenir sinon la mort et une survie régressive de sombre inertie.

Enkidu, l'homme du désert

À la loi reçue comme arbitraire, et non plus comme déduite des nécessités universelles de la nature, correspond un pouvoir considéré comme tyrannique que plusieurs textes de l'époque dénoncent. C'est d'ailleurs par une telle contes­tation que s'ouvre l'Épopée puisque les sujets d'Uruk se plaignent aux dieux de la tyrannie qu'exerce sur eux Gilgamesh qui ne laisse pas un fils à son père, pas une fille à sa mère. Les termes utilisés pour exprimer le despotisme du souverain reproduisent mot pour mot ceux qui sont utilisés pour dire ailleurs celui de la mort qui n'épargne personne. En réponse à la plainte des citoyens d'Uruk, les dieux décident de susciter à Gilgamesh une sorte de dou­ble opposé, Enkidu, homme du désert qui partage la vie des bêtes sauvages, auxquelles d'ailleurs le texte l'assimile, afin de tempérer la démesure du roi, suggérant ainsi un rééquilibrage par la confrontation de deux violences. celle de la nature, brutale et celle de la cité, plus abstraite et moins apparente, mais non moins rigoureuse[4].

Mais la plainte des gens d'Uruk n'est pas le seul motif de l'entrée en scène d'Enkidu. Gilgamesh, ressentant douloureusement l'isolement du pouvoir au sommet de la pyramide hiérarchique, est en quête d'un ami, d'un alter ego qu'il ne saurait trouver parmi ses sujets. Apprenant par un chasseur l'existence de ce sauvage du désert, il pressent que c'est là l'homme qu'il cherche et met en oeuvre un stratagème pour se l'agréger[5]. Il envoie donc à Enkidu une courtisane avec mission de le séduire, de le désolidariser de son milieu naturel et de l'ame­ner à la ville. Après qu'Enkidu eut fait l'amour avec la prostituée, les animaux du désert dont il semblait ne pas se distinguer le fuient. Comme dans de nom­breux mythes, c'est la femme qui introduit à la vie civilisée. La ruse réussit et Enkidu, en route vers la cité, proclame : « Une fois entré [là-bas] j'y changerai le cours des choses ! Le natif de la steppe sera le plus fort, le plus vigoureux ! » . À l'issue d'un combat singulier d'une extrême violence entre le roi et le sauvage qui veut l'empêcher d'exercer sa tyrannie, les deux protagonistes se lient d'une amitié exceptionnelle, devenant l'un pour l'autre irremplaçables.

Par défi et afin de s'acquérir une gloire impérissable, ils se lancent ensemble dans des aventures démesurées. Unis par des liens indéfectibles, ils se sentent si forts qu'ils en viennent, dans leur exaltation, à manquer de respect à certaines divinités et, en conséquence, à l'ordre divin, qui les en punit. Enkidu. frappé d'un mal incurable, meurt, laissant Gilgamesh solitaire, éperdu et révolté.

La mort, inéluctable et scandaleuse

L'amitié fonctionne dans l'épopée comme instrument et révélateur d'une nou­velle prise de conscience de la mort qui n'est plus simple fatalité de la nature, ni loi arbitraire imposée par les dieux, mais scandale intolérable de souffrance personnalisée. L'amitié valorise la personne, la fait naître à la découverte de son caractère unique, irremplaçable (à l'inverse de la fonction qui instrumentalise) et, par le lien affectif qu'elle instaure et la complétude qu'elle réalise, appelle l'éternité. Comme arrachement à l'amitié, la mort se montre encore plus arbitraire, cruelle et intolérable.

Outre la douleur de la séparation, face au cadavre de son ami qu'il ne veut pas quitter, Gilgamesh réalise qu'une semblable décomposition l'attend lui-même. Il se met alors à errer de désespoir dans le désert. Toutefois ce désert n'est pas pour lui le lieu des permanences sauvages, dont Enkidu était originaire et fami­lier, mais un désert identifié à l'extériorité et à la mort, tel qu'il est depuis tou­jours ressenti et décrit par les citadins.

Gilgamesh refuse de se résigner à un tel destin et devient ce « grand homme qui ne voulait pas mourir ». Il se décide à repartir, mais en solitaire, poussé par la révolte, pour de nouvelles aventures en vue d'obtenir d'Uta-napishtî — l'unique survivant du déluge — la recette de la vie sans fin. De ce voyage initiatique, il reviendra démuni et désillusionné. Sa longue et épuisante quête de l'immorta­lité s'avérera vaine, et les réponses apportées par les dieux à son angoisse exis­tentielle lui apparaîtront piteusement disproportionnées et dérisoires. L'Épopée se termine à la façon des livres sapientiaux, sur un ton désabusé.

Seule la Tavernière, qu'il rencontre au seuil de l'ultime étape vers Uta-napishtî, tempère son triste pragmatisme d'une certaine légèreté positive, et même d'une lueur de tendresse : « Toi, plutôt, remplis-toi la panse, demeure en gaieté, jour et nuit ; fais quotidiennement la fête, danse et amuse-toi, ... . Regarde tendre­ment ton petit qui te tient la main et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi ; car telle est l'unique perspective des hommes ». Shamash, le dieu soleil, l'avait déjà averti : « La vie sans fin que tu cherches, tu ne la trouveras pas !» Et Gilgamesh s'était lamenté à l'idée de n'avoir pour perspective, après la mort, qu'un état d'inaction et de sommeil sans fin. Quant à Uta-napishtî, dont Gilgamesh attendait la révélation d'une issue, il l'exhorte à se satisfaire de son sort et à reconnaître le privilège et l'honneur que lui ont accordés les dieux en lui confiant la royauté. Qu'il renonce à sa vaine quête d'immortalité et se consacre plutôt aux devoirs de sa haute et noble fonction !

Cette Épopée, si riche en récits héroïques, est sous-tendue de part en part par l'angoisse existentielle et le drame intérieur qui rongent Gilgamesh. Ses pro­testations et lamentations qui ponctuent le récit traduisent la quête passion­née d'une éternité qui ne soit pas pour l'homme régressive mais progrès, exprimé en termes de vie sans fin, vie que l'amitié valorise de façon bien plus personnelle que la fonction sociale, si éminente et honorable fût-elle. D'où cette démarche pathétique jusqu'au seuil du panthéon ; mais la réponse des dieux ne laisse espérer au mortel nul au-delà et s'avère plus terre à terre que l'aspiration de l'homme.

  1. Comme le note Jean Bottéro (L'Épopée de Gilgamesh, Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 24), les Sumériens « n'avaient peut-être pas, comme les Sémites, ce sentiment de la trans­cendance radicale des dieux et de l'infranchissable hiatus qui les retranchaient des hom­mes. » Et « la "divinisation" de Gilgamesh [...1 voulait surtout dire que leur rôle [de ces grands rois] ici-bas, au cours de leur existence, leurs actions d'éclat, leur célébrité les fai­saient réputer des personnages de légende, des êtres surhumains [...1 » (p. 25).
  2. Les mythes sumériens placent la création de la cité avant même l'apparition de l'eau douce, au début de toutes choses comme une condition primordiale à l'existence même (voir F. Bruschweiler, La ville dans les textes littéraires sumériens, Leuven, Peters, Les cahiers du CEPOA, n' 1, 1983, p. 197). Ce qui manifeste que la cité, structure « artificielle » projetée par l'homme, précède et a le pas sur le donné de nature.
  3. Toutes les références de page données dans le texte renvoient à LÉpopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l'akkadien et présenté par J. Bottéro, Paris, Éditions Gallimard, 1992.
  4. « La ville » est un piège pour ceux qui n'appartiennent pas à son ordre ou qui le refusent dans ses murs l'emprise du pouvoir est telle que celui qui le transgresse est anéanti ou rejeté à l'extérieur » (F. Bruschweiler, p. 188).
  5. Les rois d'alors se donnaient pour titre « souverain de telle cité et désertsenvironnants », pressentissent, comme dieux, la nécessaire complémentarité des deux termes, soit voulussent se prévaloir d'une domination même sur les déserts qu'ils ne contrôlaient pas.

Bibliographie :

  • L'Épopée de Gilgamesh, Le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l'akkadien et présenté par J. Bottéro, Paris, Éditions Gallimard, 1992.
  • BOTTÉRO J., « L'Épopée de Gilgamesh », dans Initiation à l'Orient ancien de Sumer à la Bible, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 1992.
  • BOTTÉRO J., La plus vieille religion en Mésopotamie, Paris, Éditions Gallimard, coll. Folio Histoire, 1997.
  • BOTTÉRO J., KRANIER S. N., Lorsque les dieux faisaient l'homme. Mythologie mésopo­tamienne, Paris, Éditions Gallimard, 1989.


10/11/2012
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