UNIR POUR DEVELOPPER

UNIR POUR DEVELOPPER

Amadou HAMPATÉ BÂ

Les Grands Initiés Du XXe Siècle
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12. – Amadou HAMPATÉ BÂ
(Bandiagara, 1900 – Abidjan, 1991)

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L'œuvre-vie
Né en 1900 à Bandiagara, en pays dogon, Amadou Hampaté Bâ rappelle lui-même dans Amkoullel la noblesse de sa lignée, qui appartenait aux riches dignitaires de son temps, et dont l'origine remonte sans doute à l'Antiquité africaine orientale. De son grand-père, « initié peul, savant de brousse », et soufi, et de toute sa famille, « petit Koullel » acquiert le sens de l'honneur, le courage, une foi solide, une mémoire impeccable de tout ce dont il est témoin. Formé aux traditions ancestrales par les siens – rites villageois, contes initiatiques, artisanat –, il fréquente l'école koranique et s'attache à la personne de Tierno Bokar, qui prend en main sa formation religieuse et sociale, et qui lui fera pénétrer le précieux enseignement des soufis Tidjanîyah.

Fils de notable, Amadou est « réquisitionné » par les autorités coloniales pour aller à l'école des Blancs, cette race des « Allons vite-vite ». Il espère bien, par eux, devenir le chef que la mort de son père, d'abord, puis l'exil de son père adoptif, l'ont empêché d'être. Son intelligence, sa mémoire, son aplomb aussi, son humour et sa confiance en Dieu l'aideront à monter en grade dans l'administration française de Haute-Volta.

Amadou Hampaté Bâ
(1900–1991)
Son existence, dès lors, est toute consacrée à l'Afrique. Hampaté Bâ s'attache à sauvegarder les langues du continent noir, à en préserver l'esprit, à en réhabiliter des coutumes et des valeurs réputées à tort primitives. Après avoir effectué des enquêtes ethnologiques à travers les territoires de l'ex-Afrique occidentale française, il fonde en 1958 à Bamako l'Institut des sciences humaines, lie amitié avec F. Houphouët-Boigny. Diplomate, il siège au Conseil exécutif de l'Unesco, de 1962 à 1970, comme représentant le Mali, soucieux d'aider l'Afrique à développer sa propre personnalité selon la logique qui est la sienne.

Dès 1942, il avait fait connaître les contes populaires (jantol) de son pays : Kaïdara, puis Njeddo Dewal et Petit Boliel, ainsi que les apports religieux de son maître, Vie et enseignement de Tierno Bokar (1957). Il y ajoutera des essais sur les croyances et les coutumes de l'Afrique : Aspects de la civilisation africaine (1972), ainsi que le récit de sa vie, en plusieurs volumes, dont Amkoullel. Hampaté Bâ collabore à de nombreuses émissions radiophoniques et télévisées, participe à des rencontres internationales sur les civilisations africaines. Soucieux du dialogue interreligieux, il n'oublie pas de prôner l'ouverture réciproque de l'islam et du christianisme.

Homme de conciliation et de culture, comme le fut son contemporain sénégalais Léopold Sédar Senghor, Hampaté Bâ s'éteint à Abidjan en 1991.

La vie et l'œuvre d'Amadou Hampaté Bâ sont une seule et même réalité, non parce qu'il s'est appuyé sur son autobiographie pour nous guider au long des chemins de la tradition peule et de l'Islam, interprète vigilant de ce que furent et sa vie et sa voie, mais parce qu'il n'affiche jamais le souci de se mettre en scène. Bien plutôt, il trace au plus juste, au plus scrupuleux, la vérité même d'enseignements reçus, mis en acte. Ce n'est pas un homme plein de soi qui s'exprime, c'est un homme riche de maturité, de mémoire et de foi.

Archives vivantes, Hampaté Bâ se préoccupe de rendre lisible l'africanité qu'il incarne. Lorsqu'il s'agit des éléments forts de l'enseignement de sa tradition, il se fait griot pour les raconter ; et parce que ses textes sont destinés à des lecteurs venus d'ailleurs, il les éclaire à l'aide de tout un appareil de notes conséquent et précieux. Certains contes peuvent, dit-il, « avoir jusqu'à vingt et un degrés de signification ». Aussi leur trame ne doit jamais être changée par le récitant. Celui-ci se contentera d'apporter des variantes de détail, destinées à émouvoir ou amuser l'auditoire auquel il s'adresse.

Ces contes, qui visent à nous apprendre les obstacles et les phases de développement que chacun doit traverser dans l'accomplissement de sa nature, éclairent tout homme au niveau d'évolution qui est le sien. S'il est difficile à la logique occidentale de discerner tous leurs niveaux, Hampaté Bâ en distingue au moins trois à notre intention : tous sont de grands récits fantastiques destinés à plaire, à charmer, à exciter l'imagination ; ils sont aussi des enseignements didactiques sur les plans moral, social et traditionnel ; enfin, des textes initiatiques illustrant les attitudes à imiter ou à rejeter, les étapes et les pièges qui attendent celui qui s'est engagé dans « la voie difficile de la conquête et de l'accomplissement de soi ».

Dans la plupart de ces contes, sur fond d'une faune et d'une flore omniprésentes, l'Être absolu – Guéno, la « Charpente des Espaces », l'« Os du Ciel », – Être sans nom ni limite, couvre toutes les existences possibles. Prélevant une part de chaque créature et y ajoutant son souffle, Guéno produit l'homme, qu'il pourvoit de la parole, et auquel il enseigne les principes et les lois du monde, transmis oralement à travers les siècles.

Un personnage intervient souvent pour dénoncer la dualité du bien et du mal et apprendre à reconnaître ce qui se cache derrière les apparences. Divers animaux, représentant les puissances occultes, aident l'initié à affronter des mondes inconnus, qui sont de nouveaux plans de conscience. L'initié aura besoin de s'armer de courage contre la peur et le désespoir habiles à susciter des leurres, dans un monde où ni le bien ni le mal ne triomphent jamais complètement, mais aussi de foi en Dieu, qui, seul, détient le pouvoir total, et auquel abandonner toute sa volonté.

L'animisme voit des esprits, des « âmes-forces » (nyama) dans les objets, les éléments, certains endroits, certains minéraux, les hommes d'âge ; forces actives et secrètes, bénéfiques ou punitives, qu'il faut prier et honorer en tant qu'émanations du Sacré suprême (Se). La Terre-Mère est le réceptacle de la puissance du Ciel-Père ; son culte est « à la base du culte animiste ». Toute violation des lois sacrées provoque des perturbations dans l'équilibre cosmique et de graves bouleversements naturels.

Aucune trace profane dans un tel univers : tout geste est ritualisé dans la vie familiale, conjugale, agricole, selon des règles strictes. Tout rite est répétition d'un acte primordial, inspiré par le Maître incréé-infini (Massa Dembali). Les activités artisanales sont elles-mêmes des voies initiatiques fondées sur la transmission héréditaire de connaissances secrètes.

L'animisme repose sur l'intime conviction que « tout se tient dans l'univers » ; l'homme fait partie intégrante de la forêt et de la savane, comme de la communauté du village et de la tribu. L'existence quotidienne est scandée de rites et d'invocations. Si Dieu, le Sacré suprême, est inaccessible de façon directe, l'homme peut s'adresser au sacré médian, où se tiennent des « agents » visibles ou occultes, des « dieux », dont chacun gère une parcelle de la puissance divine : les éléments de la nature, les mânes de l'ancêtre fondateur de la tribu. Celui-ci est l'intermédiaire efficace par excellence, qui sert d'« interprète » pour les demandes des hommes ; il est le « répond-bouche » de Dieu, dont la Parole est éminemment active.

Toujours concrètes, les connaissances sont, en Afrique, destinées à des utilisations pratiques. Alors que l'homme intérieur est un univers actif mais désordonné, l'enseignement traditionnel lui apprend à ordonner les forces contradictoires en lui. Son guide voit sur son visage le reflet de sa vie profonde. La Parole le conduit pour faire de lui un homme complet, religieux profondément, qui a atteint sa réalisation plénière, transcendant les « personnes » qui relèvent encore du multiple, les personnes inaccomplies et imparfaites (neddaaker) de la Personne idéale (neddo).

Au plus pur et au plus simple de cette attente du Sacré, l'Islam s'est fixé une place de choix, est devenu comme le noyau d'une pratique exigeante, sans que les Peuls aient jamais renié leur animisme de pasteurs de haute brousse. L'enseignement de Tierno Bokar discipline l'animisme sans le détruire.

Selon la parole du Prophète, qu'« il faut parler aux gens à la mesure de leur entendement », Hampaté Bâ a souci de mettre nettement en perspective les différents niveaux de la pratique religieuse, depuis la shariah, la Loi révélée concernant l'ensemble de la communauté, jusqu'à la mystique, l'enseignement initiatique réservé aux plus zélés. Les deux se complètent harmonieusement : la Loi en tant que propédeutique disciplinaire à des pratiques plus complexes, et le modèle des saints accomplis dans la connaissance divine (ma'rifat), qui apporte aux autres une lumière de vérité par laquelle contrôler les passions et réaliser Dieu.

Tierno invite ses disciples à la tolérance, à tendre vers l'unité d'une religion qui ne peut s'appeler que Vérité, et dont les dogmes, au nombre de trois, peuvent s'épeler ainsi: « Amour. Charité, Fraternité. » L'attitude intérieure qui y conduit suppose un renoncement actif et serein, ouvreur de portes, selon un processus qui n'est pas de l'homme, mais de la divinité. Le soufi a pour but de se résoudre en Créateur. S'appuyant sur l'adage coranique où Dieu déclare de son serviteur : « Quand Je l'aime, Je le tue, et quand Je le tue, c'est Moi qui suis sa rançon », le souri travaille à son propre anéantissement. L'aident les pratiques sacrificielles, au premier rang desquelles l'invocation de Dieu (dhikr), qui permet de se rapprocher de Lui en se vidant de tout ce qui n'est pas Lui.

La vie de Tierno Bokar, le maître, celle d'Hampaté Bâ, le disciple, apparaissent comme un don permanent de soi, illustrant la vérité que chaque homme est « un prisme de la Lumière divine ».

Plus transmetteur qu'inventeur, ou plutôt inventeur dans la transmission, et, comme tout homme traditionnel, mettant son originalité non dans l'exposé d'idées différentes ou nouvelles, mais dans la plus exacte fidélité à la tradition, au carrefour des Africains et des Européens, du colonialisme et de la décolonisation, du Dieu unique et irreprésentable et du peuple innombrable des images totémiques, conscient de l'urgence d'un sauvetage, Hampaté Bâ fait essentiellement figure à nos yeux d'un sage qui nous apprend le retour au simple, au dépouillement, au primordial. Mais un sage dont l'œuvre reste inachevée. Et l'on sait qu'« en Afrique, comme lui-même le dit, quand un vieillard meurt, c'est comme l'incendie d'une bibliothèque ».

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Principaux ouvrages

  • Koumen, Mouton, 1961.
  • Kaïdara, Les Belles Lettres, 1969.
  • Aspects de la civilisation africaine. Présence africaine, 1972 / 1992.
  • Les Religions traditionnelles africaines, Présence africaine, 1972.
  • L'Étrange destin de Wangrin, Presses de la Cité, 1973 / 1992.
  • Petit Bodiel, et autres contes de la savane, Nouvelles Éditions africaines, 1976 / Stock, 1994.
  • Vie et enseignement de Tierno Bokar, Le Seuil, 1980.
  • Amkoullel, l'enfant peul, Actes Sud, 1991.
  • Jésus vu par un musulman, Nouvelles Éditions ivoiriennes, 1993 / Stock, 1994.
  • Contes initiatiques peuls, Stock, 1994.
  • Vie et enseignement de Tierno Bokar

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Dans le texte

  • La tradition considère que la vie d'un homme normal comporte deux grandes phases : l'une ascendante, jusqu'à soixante-trois ans, l'autre descendante, jusqu'à cent vingt-six ans. Chacune comporte trois grandes sections de vingt et un ans (temps d'un degré d'initiation), composées de trois périodes de sept ans (seuils dans l'évolution de la personne humaine).
    À 21 ans, c'est la circoncision rituelle et l'initiation aux cérémonies des dieux. Puis l'homme va mûrir les enseignements, écouter les sages. À 43 ans, il a droit à la parole et doit enseigner ce qu'il a acquis. À 63, sa vie est libre.
  • L'homme, c'est l'univers en miniature. L'homme et le monde sont interdépendants. L'homme est le garant de l'équilibre de la création.
  • L'écriture est une chose et le savoir en est une autre. L'écriture est la photographie du savoir, mais elle n'est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l'homme ; héritage de ce qui lui a été transmis.
    La parole est l'homme.
    Le verbe est créateur. Il maintient l'homme dans sa nature propre. Dès que l'homme change de langage, il change d'état. Il se coule dans un autre moule.
  • Les hommes peuvent atteindre un but commun sans emprunter les mêmes voies.
  • L'unité de l'homme est une vérité religieuse, confirmée par la science.
    Dieu est transcendant et immatériel, on ne peut le réaliser, sinon en esprit. Or les esprits des hommes diffèrent, et chaque homme conçoit Dieu selon ses facultés, à sa manière, à son image.
  • L'abandon à Dieu (tawakkoul) prêché par l'Islam ne supprime pas la nécessité de l'action, mais consiste à garder un cœur paisible devant les résultats, car les résultats sont entre les mains de Dieu, alors que l'effort est le propre de l'homme.
  • Si par un rite, nous entendons un moyen mystique d'orienter notre être vers Dieu, alors sans doute la Fatiha et le Pater sont du même rite, prière par excellence.
  • Il n'y a aucune différence entre homme et femme du point de vue religieux.
    Le mariage est un fait social et une nécessité physiologique. La foi est immatérielle et relève du monde de l'âme et de l'esprit.
  • Dieu a dit : « Soixante-dix fois par jour, je regarde dans le cœur de l'homme pour y descendre. Mais je le trouve presque toujours plein de lui-même, et ne puis y pénétrer. »
    Aspects de la civilisation africaine
  • Il y a trois lumières symboliques : la première résulte de la combustion. Les adeptes ne vont pas au-delà de l'imitation et de la lettre, l'obscurité de la superstition les entoure. La deuxième est celle du soleil vivifiant. Les adeptes voient et traitent en frère tout ce qui vit sous le soleil. La troisième est celle de Dieu. C'est la lumière de la Vérité. Celui qui y parvient est comme une goutte d'eau dans la mer.
  • Il y a trois degrés de la foi : solide (sulbu) : attachée à la lettre, intransigeante, dure; liquide (sa'ilu): discipline l'adepte, peut se sublimer, donne la paix ; subtile ighaziyu) : ceux qui y sont parvenus adorent Dieu en vérité.
    N'aimer que ce qui nous ressemble, c'est s'aimer soi-même, ce n'est pas aimer.
  • Croire que sa race, ou sa religion, est seule détentrice de vérité est une erreur.
    Certaines vérités ne nous paraissent invraisemblables que. tout simplement, parce que notre connaissance ne les atteint pas.
  • Dans son Essence, la Foi est une, quelle que soit la religion qui l'exprime. La foi est l'essence de la religion, atmosphère peuplée de trois catégories d'hommes : la masse crédule, les prédicateurs aveuglés par des luttes de clocher, enfin des initiés qui ont trouvé Dieu et l'adorent en vérité et en silence.
  • Tout ce que tu conçois dans ta pensée et matérialises dans ta parole comme étant Dieu cesse, par là même, d'être Dieu pour n'être plus que ta propre manière de le concevoir.
  • Il s'agit de vivre au milieu du monde, là où on se trouve, non plus au nom de son ego mais avec Dieu, en Dieu et par Dieu.


10/11/2012
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